Dans la vallée de la Roya

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Croisés  sur un bord de route, prêts à partir quelques jours après le passage de la tempête Alex sur les Alpes-Maritimes, j’ai attrapé les joyeux drilles Florian Tardy et Wilfrid Bricourt, devant le Ravelin à Camaret, un trafic plein à craquer de nourriture, d’eau. Un premier article visait à lancer cette collecte, et puis toutes les autres jusqu’à ce jour d’octobre, le jour de l’hommage à Samuel Paty. L’émotion était ailleurs et pourtant ce jour là Willy m’a glissé l’air de rien, « je repars dans la Roya, je vais refaire des routes, on va faire venir des hélicoptères, des tractopelles, il n’y a plus de route, plus de ponts, c’est une catastrophe ce qu’il se passe là bas. » Sur le retour d’une livraison de vivres, la machine à imaginer des solutions s’était mise à fonctionner à plein tube pour ne plus en rester à ces livraisons d’eau qui étaient nécessaires mais qui finalement n’était pas l’essentiel. Mettre les breillois sous perfusion n’était pas la solution, Willy voulait leur rendre leur droit à circuler et à retrouver une vie normale. Alors, en quelques semaines il a mobilisé les gens autour de lui, ses amis viticulteurs, le personnel municipal et s’est débrouillé à trouver sur place des pelles, des bras. Dans un même temps un élan de solidarité convergeait vers la vallée pour mener ces chantiers solidaires qui sortait les gens du limon, sciait les arbres tombés, dégageait les éboulis et recréait des voies de circulation d’abord pédestres puis motorisées.

 

Des mois et des semaines durant jusqu’à ce mois de mars Willy n’a cessé de m’inviter à ce voyage pour rencontrer ces gens dont il m’avait si souvent parlé et à me rendre compte de ce que la nature pouvait produire dans un paysage aussi particulier. « Enclavé », ce mot a une signification géographique dans le nord Vaucluse qui n’a aucune commune mesure avec celle des breillois. « L’hiver, il y en a qui ne voient pas le soleil » expliquait Willy pour dessiner ce paysage de ces habitations qui se sont concentrées autour de la rivière. « Enclavé » c’est aussi le mot de passe magique pour débloquer les secours, c’est Peter le conducteur de drone à l’accent franchement britannique qui m’a expliqué cela. « Il faut dire que tu es enclavé, sinon on ne vient pas t’aider. Et en fait ça a marché pour moi. »

 

L’eau est source de vie, mais quand elle dévale des montagne sous 500 mm de précipitations, elle emporte tout sans faire de détail, les arbres dévalent, les rochers roulent comme des grains sur une dune de sable et la rivière se transforme en marrée de boue qui trace son chemin en emportant tout. « L’eau boueuse a plus de force » résume Wilfrid Bricourt. Aujourd’hui, pour qui n’a jamais connu la vallée, le paysage est beau mais marqué. Des milliers de choses ne sont plus à leur place, les arbres couchés bourgeonnent tout de même, les primevères ressortent au milieu des gravas et les routes s’arrêtent au milieu de nulle part sans que l’on puisse trop comprendre au départ la logique de circulation. Au fils des lacets les chantiers portent des numéros certainement pour que les ouvriers s’y retrouvent. Les panneaux sont semés sur le chemin de la rivière, les passages au dessus du cours d’eau sont rétablis mais ils sont fragiles, certains ponts provisoires ont déjà été emportés plusieurs fois  mais peu importe, il faut reconstruire pour circuler, pas le choix, c’est soit résister soit abandonner et quitter ce village de 2500 âmes. Certains ont plié bagage, ils sont partis, d’autres sont morts dans leur maison sans vouloir la quitter. Les stigmates du paysages racontent à quel point nous sommes petits dans le monde.

 

Les souvenirs de cette nuit  d’évacuation en urgences sont encore là. Marie Noelle ne se rappelle pas des bruits mais d’une nuit noire d’encre, de quelques vagues reflets sur l’eau, d’un appel d’une amie au téléphone qui a déclenché l’incrédulité sans la convaincre que, oui, la rivière était au pied de ses escaliers. Le pyjama et les pantoufles ont été troqués vite vite contre des vêtements chauds pour rejoindre les lieux d’accueil. Les plus anciens breillois comme Catherine 92 ans ont vécu la guerre tout petite et partir de nuit leur rappellent des souvenirs qu’ils n’auraient jamais imaginés revivre. Dans son jardin ce week-end une véritable armée de bénévoles s’attachent à ramener un semblant de normalité. Ils sont jeunes, joyeux, des filles des gars, en train de danser en ratissant, l’ambiance est très gaie et autour de cet essaim Catherine bourdonne « attention de ne pas vous faire mal » et puis une litanie « je ne sais pas comment vous remercier. » De l’eau comme cette nuit là elle n’en avait jamais vu et pourtant elle vit là depuis gamine et Jeanne sa mère avant elle a grandit ici. Elle se souvient qu’elle lui disait « ce qui n’est pas arrivé en 100 ans peut arriver en une heure. » La Roya a quitté son lit, sauté les ouvrages des hommes, emporté ce qu’elle voulait pour repartir tranquillement laissant derrière elle le limon pour recouler tranquille, mais ailleurs. Le monstre s’est assoupi mais Catherine craint qu’il se réveille à nouveau. Elle guette les nuages noirs qui s’accrochent aux montagnes en face « j’ai peur que le temps se gâte… »

 

Cette crainte de la pluie est partagée de tous. Si cet épisode millénaire n’est pas censé revenir de sitôt, la moindre averse un peu forte menace la fragilité de l’existant, ces ouvrages de fortune remis en place dans l’urgence, les passerelles, les ponts provisoires et les buttes qui soutiennent des bouts de cours, des champs, les près des chevaux et qui pourraient, sous une averse de plus, terminer chez les voisins. Les images de pans entiers tombés sur les maisons, laissent planer des menaces d’autres drames pour demain. Sous les pieds des breillois le schiste n’est pas stable, les études de sols n’annoncent rien de bon, déjà des maisons aveugles ont été désertées par leurs habitants avec des arrêtés de mise en périls, d’autres maisons sont éventrées, bancales la rivière a creusé dessous et le printemps s’installe au dessus dans les jardins avec une insolence crasse.

 

La couleur reviendra, mais il faudra du temps. Alors pour mettre le turbo, Willy a imaginé récréer des jardins. C’est qu’au fil des chantiers, les habitants ont ressorti leurs albums photos, laissant au très tendance « avant-après » un goût amer et une tristesse insondable qui se rajoutait à la double peine de la Covid et de la catastrophe naturelle. Même si certains jugeaient qu’il y avait plus urgent, le paysage cela compte pour remonter la pente, surtout quand on a grandit dans une nature belle et généreuse, au pied d’une rivière qui apporte l’abondance. Planter c’est regarder l’avenir et imaginer ce qui va grandir, fleurir, prendre de la place…

 

C’est chez Marie-Noëlle qu’ils en ont tant entendu parler de ces jardins. Celle qui les héberge depuis des mois le temps de leurs chantiers n’aurait jamais pu remettre en état seule ce jardin où elle passait toute sa vie. Comment sans une armée de courageux, les uns à la pelle, les autres aux engins mécaniques dégager les tonnes de limons ? Après avoir écouté, creusé, transporté le limon, ils ont décidé de replanter. Les collectifs de bénévoles ont fait jouer le réseau, les téléphones ont chauffé jusqu’à ramener 12 camions pleins de bulbes, terreau, graines, plantes vivaces, aromatiques, vignes, fruitiers… Les enfants du Vaucluse et des Alpes Maritimes ont peint des pots qui ont été acheminés sur la place du marché pour que les enfants de Breil, et les plus grands, les remplissent de terreau et plantent de quoi fleurir le village, au pied des rideaux fermés des commerçants. Les pépiniéristes ont répondu présent, Gaël de Camaret avec des plantes de terrains secs, Alexandre qui a offert quelques beaux sujets de sauges de collections, les orphelins des marchés du confinement de printemps, la famille Massonnet a offert des plants de vignes invendus d’un secteurs en crise… eux aussi ont soufferts économiquement mais plutôt que de jeter ou de valoriser autrement ils ont préféré donner.

 

Au milieu de la place, Sophie, Alexis et Flavio s’en donnent à cœur joie dans le tas de limon mélangé au terreau. Tous les trois ont des valeurs écologiques qu’ils expriment avec leurs mots. Alexis résume « nous n’avons pas été très gentils avec la nature, aujourd’hui nous sommes gentils avec elle » et en filigrane se devine la suite des idées qui trottent dans la tête du minot… pour ne pas que cela recommence. Les images les bruits, les sensations tournent en boucle. Estelle la maman des deux garçons se souvient « c’était un cataclysme, une pluie diluvienne, un vent à décorner les bœufs, le fleuve a débordé partout, les enfants n’ont rien vu, moi non plus c’est le lendemain que nous avons découvert les ravages. Je n’avais ni téléphone, ni électricité je suis partie à pied les rejoindre chez leur père. Aujourd’hui j’adore l’idée de refleurir le village, il y a un manque horrible de vert, il faut sortir de la boue… »

 

Sur la place, devant la chapelle qui sert de garde-meuble Fanny, employée de mairie se souvient « ça a été un véritable soulagement quand nous avons retrouvé le goudron de cette place. Le limon était compact, nous nous enfoncions dedans à y perdre les chaussures. Si nous avançons aujourd’hui, j’ai comme l’impression qu’il y a un trou dans notre histoire depuis octobre. Nous savons ce qui est parti, le stade de foot, la piscine, le camping sont rayés de la carte. Le panneau a été retrouvé à Palavas ! Beaucoup ont vu la mort de près ce soir là, les gens ont été évacués au gymnase et puis au collège. Le lendemain les gens erraient. Les personnes âgés me parlaient de la guerre, ils racontaient avoir l’impression de revivre les bombardements et se disaient encore jusqu’à aujourd’hui que ce serait la dernière image qu’ils emporteraient de Breil. »

Le maire de la commune est tout jeune, 27 ans, un premier mandat, la Covid et un cataclysme, rien que ça ! Pour autant pas question de jeter l’éponge, il se dit prêt à relever le défi. Lors de sa prise de parole au milieu de la place fleurie il résumait « cela fait presque six mois que la tempête Alex est passée, presque six mois que les habitants essaient de se relever péniblement, presque six mois que les bénévoles sont là pour nous aider. C’était d’abord les actions dans l’urgence auprès des personnes enclavées désormais cette solidarité qui dure dans le temps, s’organise. Aujourd’hui, les breillois vous offrent le petit déjeuner et c’est bien peu de choses au regard de ce que vous nous apportez depuis cette nuit tragique. » Il saluait l’initiative de « redonner de la vie et des couleurs aux paysages » et aux habitants du « baume au cœur » et concluait « c’est grâce à vous que Breil et la vallée de la Roya vont se relever. »

 

Et voilà, une journée tambour battant, à circuler entre les chantiers, à redescendre la rivière pour grappiller quatre images,  et pour terminer à rencontrer Lola, jeune agent immobilier sans domicile, hébergée provisoirement chez un client elle regarde « sa petite maison » les pieds dans le vide avec déchirement. Elle est partie et a été pillée, elle rêve de remonter un chalet mais son terrain est désormais inconstructible. Elle a récupéré des arbres et des végétaux pour les planter, elle les boucle à double tour, derrière la passerelle qui enjambe la rivière et attache un portail de fortune de palettes. En attendant de retrouver du travail, elle héberge des bénévoles et fait elle aussi du bénévolat. Comme Angelo, responsable d’un groupement d’agriculteur elle rêve de reprendre sa vie d’avant, de retrouver son bout de terrain, sa tranquillité, ses activités. « Il faut faire le deuil de ce que nous avions » souligne-Angelo en continuant à entretenir ses oliviers, aujourd’hui difficile d’accès. Pour continuer à vivre dans la Roya il faut du courage, dans la vallée du Cairos encore plus. Deux ponts retricotés provisoirement plus tard et quelques kilomètres de grimpette en voiture entre route et pistes laissent entrevoir six autres chantiers encore plus ambitieux que tous les précédents. Les maisons ont les pieds dans le vide, il faudrait remblayer partout et chez Jean-Charles, il faudrait, à minima, recréer un chemin pour sa brouette afin de nourrir les brebis, les cochons les poules et les palmipèdes. Ils sont encore nombreux à ne plus avoir d’eau potable et à faire des kilomètres pour rejoindre leur maison, la route ayant disparu on en sait où, au même endroit que les engins de chantier, les meubles, les voitures, les gravats « tout est à Vintimille » plaisantent-ils.

 

Les opérations de reconstruction ne sont pas finies, il faudrait acheter une pelle mécanique pour se délester des contraintes des loueurs et des entrepreneurs qui facturent au prix fort leur travail. Avec les agences Pôle emploi des aides à la formation diplomante ont été débloquées. Des personnes en recherche d’emploi sur le secteur vont passer leurs CASES au printemps et pourront aider à leur tour en activant les chantiers. La prochaine réunion entre collectifs associatifs est pour bientôt et la prochaine grosse action se déroulera à la mi avril.